Chapitre 3

L’air sidéré de l’homme valait la peine d’être vu. Amy n’aimait pas la combinaison spatiale. Elle était serrée aux mauvais endroits, et le casque la rendait claustrophobe, comme si on lui avait collé un aquarium rond sur la tête. Elle entendait sa propre respiration, et le rouge de l’ensemble ne lui allait décidément pas.

Ça n’arrangeait rien que la voix du Docteur tonitrue avec autant d’enthousiasme dans ses oreilles, alors qu’elle ne savait pas comment baisser le volume. Ni celui de la combinaison, ni celui de l’excitation du Docteur tandis qu’il bondissait joyeusement sur la surface lunaire aride.

Mais ça valait le coup, se dit-elle lorsqu’elle arriva au bord d’un cratère, à côté du Docteur, derrière un homme en volumineuse combinaison blanche.

Le Docteur tendit la main et tapota l’épaule de l’homme, qui se tourna maladroitement, par petits bonds disgracieux. Ses yeux étaient déjà écarquillés et anxieux derrière sa visière. Lorsqu’il vit le Docteur et Amy, l’homme fit un pas en arrière et faillit tomber.

Puis ses sourcils grimpèrent vers ses cheveux tandis que sa mâchoire prenait la direction opposée.

– Ouh là ! D’où venez-vous ? dit une voix haletante à l’accent américain, dans l’oreille d’Amy.

Le Docteur fit un geste vague vers l’arrière.

Amy sourit.

– Y a-t-il une autre base ? (L’homme secoua la tête dans son casque.) Non, impossible. Nous aurions été prévenus.

– Nous sommes seulement en visite, dit le Docteur.

D’après l’expression de l’homme, Amy vit qu’il les entendait. Le Docteur avait dû ouvrir la liaison radio pour l’inclure.

– J’ai déduit que vous deviez avoir un problème avec votre déplacement quantique, poursuivit le Docteur.

– Vous venez d’Hibiscus ?

– Non, du Tardis, en fait. Mais nous vous expliquerons tout ça à l’intérieur.

– Que faites-vous ici ? demanda Amy, surtout pour prouver qu’elle savait parler. Vous êtes sorti prendre l’air ?

– Mission de récupération.

Il se tourna maladroitement, à petits pas sautillants. Finalement, sa propre combinaison spatiale n’était pas si mal que ça, pensa Amy. Il était plus facile de se déplacer avec, et elle était bien moins volumineuse.

– Récupération, dit le Docteur. Vous avez été malade ? C’est une sorte de thérapie ?

– Nous récupérons des trucs à l’extérieur, à la surface. L’équipement, les systèmes de contrôle, les panneaux solaires qu’il faut remplacer. Parfois, simplement des cailloux, pour que Jackson puisse les étudier.

– Et aujourd’hui ? demanda Amy.

L’homme s’arrêta un instant et se tourna à demi. Puis il sembla décider que c’était trop fatigant, et il repartit.

– Aujourd’hui, dit-il, nous sommes venus récupérer le cadavre.

Ils passèrent une petite élévation sur le sol. Amy s’aperçut qu’il s’agissait du bord d’un autre immense cratère. Devant eux, le sol descendait en pente douce, vers une série de bâtiments bas rectangulaires connectés par des couloirs encore plus bas. Le complexe semblait avoir été fabriqué avec d’énormes boîtes à œufs, style projet scolaire pour enfants.

Devant eux se trouvaient plusieurs autres astronautes en combinaisons blanches volumineuses, dont deux portaient une civière. Amy ne vit pas distinctement ce qu’il y avait dessus, elle discerna seulement une tache rouge vif, incongrue sur le gris de la surface lunaire.

– Qui était-elle ? demanda le Docteur.

Il devait avoir une meilleure vue.

– On ne sait pas encore. Une pauvre femme qui promenait son chien. Ils ont traversé le champ de déplacement quantique, et ont atterri ici. Morts, asphyxiés en quelques instants.

– Comme ce pauvre type dans le parc, dit Amy.

– Le champ a dû se dissiper autour de lui, dit le Docteur, pensif. Et cette pauvre femme a marché en plein dedans. Une petite promenade dans le parc qui se transforme en grand pas pour l’humanité…

– Et nous avons perdu Marty Garrett.

– J’imagine que c’est le type qui est passé de la Lune au fast-food, dit Amy.

– Ça semble probable, reconnut le Docteur.

Ils avancèrent en silence pendant quelques minutes. En s’approchant, Amy vit que la base lunaire était bien plus grande qu’elle ne l’avait cru. Les modules en forme de boîte s’élevaient au-dessus d’eux comme des immeubles de bureaux.

– C’est si grand, dit-elle.

– La plus grande partie doit être consacrée au stockage, dit le Docteur. De l’eau, de l’air, de la nourriture, ce genre de choses.

– Et heureusement, dit l’astronaute. Il y a quelques années, on parlait de nous alimenter en air et en eau directement à partir de la base Hibiscus, et de ne rien stocker sur place. Si ça avait été le cas, nous serions en train de nous demander si nous allions mourir de soif avant de manquer d’oxygène, maintenant que la liaison quantique a disparu.

– La chose qui vous permettait de marcher de la Lune à la Terre, dit Amy.

– Ou de nous envoyer de l’eau et de l’air, dit l’astronaute. Heureusement, les réservoirs sont pleins, grâce à la liaison quantique et aux réservoirs souterrains. Nous devrions être OK pendant trois mois. Vous l’aurez réparé, d’ici là, non ?

Il avait l’air de plaisanter. Le Docteur ne répondit pas.

– Alors, où est la Terre ? demanda Amy. Ne devrions-nous pas pouvoir la voir ?

– Nous sommes sur la face cachée, du côté obscur de la Lune, comme diraient les Anglais, répondit le Docteur.

– Mais il ne fait pas sombre.

– C’est pourtant ainsi qu’ils l’appellent. Pas parce qu’il y fait noir, enfin, pas avant la nuit en tout cas, mais parce qu’elle est toujours du côté opposé à la Terre. Obscure, noire, parce qu’elle est inconnue. Comme le continent noir.

– Ou le chocolat noir, dit Amy.

– Exactement… Euh, comment ?

– Je blaguais, le rassura-t-elle.

L’astronaute les conduisit vers une épaisse porte en métal surmontée d’un voyant rouge.

Par le hublot, Amy vit les autres astronautes faire passer la civière de l’autre côté d’une porte identique, qu’ils refermèrent derrière eux. Le verre était si épais que l’image était distordue.

Le voyant passa du rouge au vert, et l’astronaute actionna l’ouverture de la porte. Lorsqu’il se tourna pour laisser entrer Amy et le Docteur, elle vit qu’il y avait un écusson avec le drapeau américain sur son épaule, et, imprimé en dessous, « REEVE ».

À l’intérieur du sas, il y eut un sifflement quand la petite pièce se repressurisa. Dès qu’ils furent de l’autre côté de la seconde porte, l’astronaute dévissa son casque, puis l’enleva. En dessous, il portait une cagoule blanche, qu’il ôta aussi, révélant des cheveux courts et noirs. Il avait un visage buriné mais assez plaisant, et des yeux aussi gris que la surface lunaire.

Le Docteur aida Amy à retirer son casque avant d’enlever le sien. L’astronaute écarquilla les yeux quand la longue chevelure rousse d’Amy se répandit sur ses épaules. Elle éclata de rire.

– Il n’y a pas de filles, dans l’espace ?

L’astronaute sourit.

– Si, quelques-unes. Au fait, je m’appelle Reeve. Capitaine Jim Reeve.

Il posa son casque sur une étagère près d’une dizaine d’autres, tous identiques. Ils se trouvaient dans un grand vestiaire, avec des étagères et des placards où les combinaisons spatiales étaient stockées. Le Docteur était déjà en train de retirer la sienne. Dessous, il portait toujours sa veste, à présent légèrement froissée.

– Chouettes, vos combinaisons, dit Reeve. Elles doivent être très récentes.

– Plus récentes que vous ne pouvez l’imaginer, dit le Docteur en jetant un coup d’œil à Amy.

– Pas d’identification, à ce que je vois. (Reeve tapota l’écusson portant son nom, sur son épaule.) J’ai besoin de voir vos pièces d’identité avant d’aller annoncer au colonel Devenish que nous avons de la compagnie.

– J’aurais cru qu’il serait content de recevoir de l’aide, dit Amy.

– Oui, on pourrait croire ça, dit Reeve d’un ton qui laissait penser que ça ne risquait pas d’arriver.

– Bon, je m’appelle Amy. Amy Pond. Et voici le Docteur.

– Et vous êtes venus régler le problème du déplacement quantique ?

– Absolument, approuva le Docteur.

– Seulement…, vu que la liaison quantique est vraiment en panne, comment êtes-vous arrivés ici ?

– Oh, nous avons notre propre système portable, dit le Docteur. Il est dans une cabine.

– Une cabine ?

– Une cabine bleue.

– Ouais, on nous l’a signalée. Nous allons la remorquer à la base. Encore un truc qui a été miniaturisé, alors. Notre propre système de déplacement quantique occupe un module entier. Des pièces pleines d’équipements. J’ignore à quoi sert tout ça.

– Oh, la théorie est relativement simple, lui assura le Docteur. C’est similaire à une liaison quantique, mais en différent. Au lieu de lier les atomes et les molécules pour qu’ils se comportent de la même manière, on lie des endroits différents, afin qu’ils deviennent un seul et même endroit.

– Oh, oui, facile ! dit Amy.

Reeve éclata de rire.

– Tout ce que je sais, c’est que je peux suivre un trajet prédéfini à la surface, ici, et arriver dans le désert qui entoure la base Hibiscus, et les gens d’Hibiscus peuvent aller dans le désert et se retrouver sur la Lune. Tant que ça marche, c’est tout ce qui m’intéresse.

– Sauf que là, ça ne marche plus, lui rappela le Docteur, et maintenant, des gens sont morts.

– Comme cette femme et son chien, ajouta Amy.

– Oui, dit le Docteur. Ce qui suggère une panne soudaine, puis une correction automatique accomplie par le système, ce qui a fait que l’homme du parc s’est retrouvé finalement dans le parc. Et maintenant, vous dites que le système est de nouveau hors service ?

– Complètement, reconnut Reeve.

– Où est le rapport ? demanda le Docteur.

– Jackson et les scientifiques travaillent dessus, mais…

Reeve s’interrompit quand il vit l’expression du Docteur, un mélange d’amusement et de sympathie.

– En fait, je voulais savoir, pour le chien, dit le Docteur. Si son rapport avec la femme a été établi. Etait-il en laisse ?

Reeve cligna des yeux.

– Je suppose, mais je l’ignore. C’est important ?

– Aucune idée, reconnut le Docteur. Mais ça prouverait qu’ils ne sont pas arrivés là chacun de leur côté.

– Oh, nous avons reçu son identification par la base Hibiscus, si c’est ça que vous voulez dire.

– Vous savez donc qui elle est ? demanda Amy.

– Et qui est le chien ? ajouta le Docteur.

– Oui. Par contre, je ne sais toujours rien de vous. Pouvez-vous me montrer vos papiers d’identité avant que j’aille prévenir le colonel que la cavalerie est arrivée ?

– Vous croyez que nous pourrions aussi être arrivés ici par hasard ? demanda Amy.

– Ça s’est déjà produit. De temps en temps, des animaux sauvages se retrouvent ici. Il n’y en a pas beaucoup dans le désert, et le lien de dispersion est ouvert seulement à des heures précises. Une fois, un aigle a volé tout droit à travers le portail. Il est tombé mort aussitôt, bien entendu. Je reconnais que ce type de passager accidentel ne porte généralement pas de combinaison spatiale. Mais vous arrivez de nulle part en affirmant tout savoir d’un projet américain ultrasecret, et, sauf votre respect, vous deux, vous n’avez pas l’air très américains.

Le Docteur ouvrit son portefeuille contenant le papier psychique.

– Nous sommes ici pour vous aider. Tenez ; (Il agita le portefeuille devant le nez de Reeve.) Voici notre autorisation d’accès toutes zones, délivrée par la base Hibiscus. Elle nous permet d’aller n’importe où, de tout voir et de parler à n’importe qui.

Le capitaine Reeve hocha la tête.

– Oui, je vois, reconnut-il. Juste une question, quand même : pourquoi est-ce imprimé à l’envers ?

Le Docteur fronça les sourcils.

– Je savais que ça ne marcherait jamais, dit-il à Amy. Il l’a gribouillé, je l’avais bien dit. Il a signé son nom dessus ! Il l’a complètement abîmé.

Il remit le portefeuille dans sa poche.

Amy l’ignora.

– C’est une question de sécurité, expliqua-t-elle à Reeve. Comme ça, c’est plus difficile à contrefaire. Alors, pouvons-nous voir le colonel Devenish, maintenant, je vous prie ?